Actualité

Malaise dans le genre

Analyse critique de la tribune de S. Agacinski (Le Monde, 30/09/2024), à propos du procès des viols de Mazan

Dans une tribune publiée récemment dans les colonnes du journal Le Monde, la philosophe et académicienne Sylviane Agacinski se propose explicitement de faire le procès du « grand procès fait à la masculinité » [cf. affaire dite de Mazan]. C’est de bonne guerre si l’on peut dire dans le cadre d’une tribune journalistique dont le genre discursif frise peu ou prou avec le tribunal.

Qui parle ?

Une simple analyse de discours relève et révèle des partis pris de rédaction qui étrangement ne réfèrent pas les citations à leurs auteurs/émetteurs et/ou autrices/émettrices. Ce déficit d’attribution présente plusieurs modes rhétoriques aisément identifiables, certains cumulant plusieurs caractéristiques de ce process sans sujet.

C’est le cas – d’entrée – avec la combinaison d’une voix pronominale autosuffisante et d’une citation non originée : « Le procès des viols immondes commis à Mazan […] s’est transformé depuis quelques jours en un « grand procès fait à la masculinité ». Qui parle : la vox populi, la vox journalistica, la vox feministica, la vox de son maître, la vox… ?

Le paragraphe suivant poursuit sur ce mode énonciatif qui consiste à effacer de facto toute origine citationnelle : « On (Noûs soulignons) soutient par exemple que le principal accusé des crimes de Mazan et les autres représentent la « société française en miniature […]. »[1] Noûs comprenons fort bien que cet anonymat et cette généralisation servent le propos polémique de l’autrice « se tromper de cible »[2] – propos qui tend à dramatiser un combat contre une force aussi massive que dévoyée et dangereuse, dangereuse parce que massivement dévoyée.

Certes, une tribune est un genre court. Toutefois, cette brièveté même tend à mettre en relief des récurrences discursives mais aussi des flous sémantiques. Est-ce que par exemple, le on de « On en doute » est-il le même que le on de « On dit à juste titre » ? Ces formes de brouillage sémantique sont parfois redoublées par des positions argumentatives à double détente : « On dit à juste titre que « la honte doit changer de camp » […]. « Mais certains soutiennent que les hommes « en général » » se sentent solidaires des violeurs […]. »

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À ce malaise initial dans le pacte de communication s’ajoutent des affirmations qui à leur tour perturbent le régime général de lecture [et l’intellection du problème].

Assertions doxiques et dogmatiques

Les modalités assertives sont en effet nombreuses et doubles. Tantôt elles s’autorisent d’une prétendue doxa ordinaire sinon d’une pensée communément partageable : « il n’est pas question ici de minimiser l’ampleur des violences sexuelles » ; «la voix des hommes est importante» ; « c’est bien la moindre des choses » ; «lutter […] contre les viols réels filmés par une industrie pornographique […]» ; « [le] courage de Gisèle Halimi » ; « cette femme qu’il prétend avoir aimée », etc. Cette vulgate du discours social [une forme de quête de bienveillante complicité du lectorat ?] se combine avec des arguments qui engagent beaucoup plus le point de vue théorique de la rédactrice de la tribune publiée dans Le Monde du 30 septembre 2024. Noûs nous bornerons ici à quelques exemples saillants d’une épistémologie approximative.

. La domination patriarcale

« Intenté […] par des théoriciennes de la « domination » et du « patriarcat », le procès […]. » Il est bien commode d’opposer « des hommes féministes, animés des meilleures intentions »et des théoriciennes de la domination patriarcale en faisant l’impasse sur des travaux théoriques menés aussi par des hommes, l’exemple le plus connu étant l’ouvrage de Pierre Bourdieu, La domination masculine [1998]. Cette opposition binaire homme / femme [fût-elle sur un mode bémol dissymétrique] n’est pas de bon augure…

. La culture du viol

« La formule est ambiguë dans un pays où, depuis un demi-siècle, cet acte constitue un crime passible de peines sévères […]. » Il est très surprenant pour une intellectuelle de haut vol de laisser à entendre que l’autorité d’un dispositif légal serait la condition nécessaire et suffisante d’élimination de dispositions culturelles héritées [intériorisées et incorporées] de longue date. L’histoire des mœurs publiques et privées nous rappelle constamment que la Loi a souvent fort à faire avec la coutume. Et que les créances coutumières ont même parfois – hélas dans le cas présent – force de loi… Le médiéval droit de cuissage se double aisément d’une forme moderne de devoir de baisage, nourri qu’il est de fictions et de dictions pornographiques « se vider les c. », « tirer un coup », etc. et d’expériences machistes souvent collectives « si on se tapait cette meuf » ; « c’est un bon coup », etc. Bref, l’hégémonie d’un système symbolique a à voir avec un système de paroles, de représentations [y compris fantasmatiques] et de pratiques qui ne se dissout pas spontanément dans un article de Loi. Une sorte de loi phallique incivile ignore, conteste ou transgresse le Code civil.

. Le concept sociologique de genre

« La fragilité du concept sociologique de genre est en effet qu’il réduit les êtres humains, hommes ou femmes, à des constructions sociales, alors qu’ils sont aussi des êtres vivants sexués. » Nous objectons à cette citation que le genre n’est pas à proprement parler un concept sociologique[sauf à superposer social et sociologique] mais un concept anthropologique. Le genre est l’emboitement d’un corps biologique (mâle/femelle), d’un corps social (homme/femme/LGBT+) et d’un corps imaginaire (masculinité/féminité/fluidité/etc…). Là est toute sa complexe, historique et labile dimension humaine.

Une troublante conception du genre

La difficulté de ce soi-disant « concept sociologique de genre » tient aussi au fait que dans cette tribune ce concept… est sans sociologie aucune.

. Quelle(s) sociologie(s) ?

On ne saurait dire en effet que l’expression paresseuse et passe-partout de « M. Tout-le-Monde » soit un concept sociologique : « Je doute que cette conduite compulsive [et ces viols immondes] fassent rêver M. Tout-le-Monde. » Dès lors, ce mot attrape-tout et rien, cette commune facilité de langage fait obstacle à une analyse sociologique des biographies scolaires et professionnelles des co-accusés. À ce jour et en l’état de nos connaissances, on ne sait rien de très précis sur les métiers exercés par les parties en question [accusés comme victime principale] autre que pompier, chômeur, gardien de prison, infirmier, poseur en menuiserie, vendeur en grande surface, chauffeur routier, ex-machiniste, journaliste [localier ?][3]. S’y ajoutent les extraits de discours des premiers accusés, paroles rapportées qui appartiennent à des sociolectes populaires contemporains. En d’autres termes, il est contre-productif, pour une compréhension des dynamiques personnelles [voire singulières] et sociétales à l’œuvre à Mazan comme ailleurs, de s’interdire de poser que des agents de métiers d’exécution quêtent des situations dans lesquelles puissent s’exercer – nuitamment au besoin – des praxis de domination voire d’exploitation des corps de femmes livrés à leurs bons plaisirs d’homme. Et d’hommes entre eux : (se) montrer qu’on a des c. D’autant que la scène des crimes est une vraie maison petite-bourgeoise il semble, tout comme ses propriétaires. Se baiser gratos une (petite) bourge… c’est déjà çà. Une bonne affaire, une putain… d’opportunité. Un coup à moindre coût. 

Cette exploitation sexuelle – cette expérience d’une domination par corps, d’une subordination du corps de l’autre, cette fois – a peut-être quelque chose à voir avec l’ethos des classes dominées et avec des violences de classes subies et/ou (mal) supportées au quotidien : ici, violences brutes et intimes retournées contre ‘une’ autre.  Une érection souveraine, forcément souveraine. Une revanche pratique et symbolique. A Mazan, il n’est question ni de sentiment, ni a fortiori de sentimentalité toujours suspecte de faiblesse féminine, ni même de simple féminité. Cette désublimation répressive des relations amoureuses réduit la femme réduite à sa féminitude, corvéable et baisable à merci et sans merci.

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Mettre l’analyse au travail c’est accepter de dépasser cette logique du déni [largement partagée dans les médias semble-t-il…] qui voudrait qu’il soit obscène de rapporter les comportements des sujets à d’autres instances qu’à un pur assujettissement pulsionnel voire compulsionnel chez certains des co-accusés.

. « Un mea culpa »?

Ce tabou sociologique est redoublé par un tabou idéologique. S. A. dénonce le fait de présenter tous les hommes comme appartenant à la « tribu masculine des violeurs potentiels »– la horde primitive ? – et par conséquent, selon cette perspective globalisante, de les « inviter à faire publiquement leur mea culpa. » Ce mea culpa est une façon de parler dira-t-on. Certes, mais c’est justement cette façon-là qui a été choisie. Cette expression qui connote la religion n’est pas en contradiction idéologique avec le binarisme homme vs femme qui structure l’anthropologie biblique comme on sait : « Dieu les créa homme et femme. Dieu les bénit […]. Et ce fut ainsi […]. Il y eut un soir, il y eut un matin : ce fut le sixième jour. » [Livre de la Genèse]. Cette anthropologie sacrée, sexuée et binaire sinon dichotomique, a été retravaillée par une modernité occidentale qui s’est efforcée de naturaliser l’opposition homme / femme. Cette nouvelle modalité explique sans doute que ce schème religieux-là ne soit plus à l’avant-scène. En effet ici comme ailleurs peut-être la pathologisation de comportements hors normes apparaît   comme un transfert de schèmes religieux et moraux [le péché, la punition, la confession publique, la repentance, etc.] en explications psychiatriques : « violeur obsessionnel, conduite compulsive ». Cette psychiatrisation des comportements est chargée d’affects sociaux lourds « viols immondes, la brute, le violeur impulsif, plaisir pervers ». Elle culmine dans la fulmination qui clôt le texte et dans une logique du déshonneur : « honteuse perversion ».  ‘Esclavage sexuel’ aurait eu des résonnances historiques et fantasmatiques plus anthropologiques et politiques…[4]

On perçoit les liens logiques et politiques que peuvent entretenir tabou sociologique et tabou religieux. En d’autres termes, ne pas vouloir stigmatiser les pratiques populaires machistes endogènes ou exogènes et faire comme si le corps biblique pécheur et la malédiction qui pèse sur le couple adamique originel étaient définitivement effacés des systèmes symboliques religieux et moraux contemporains.  

. « Une virilité civilisée et décente » ?

En conclusion, S. Agacinski s’interroge en ces/ses termes : « Cette lutte implique-t-elle l’incrimination de la masculinité, c’est-à-dire du « genre masculin », comme s’il était la cause première des viols en général ? » Elle ajoute : « La virilité est autre chose qu’un genre […]. La fragilité du concept sociologique de genre est en effet qu’il réduit les êtres humains, hommes ou femmes, à des constructions sociales, alors qu’ils sont aussi des êtres vivants sexués. » Et de conclure à la « fragilité » épistémologique du concept de genre. C’est aller très vite en besogne. Il Noûs est en effet difficile, même à la relecture, de clarifier dans l’argumentation de S. A. les usages sémantiques de mots-clés tels que « masculin, masculinité, virilité » et même, à vrai dire, son rapport précis à « genre. » Le discours de S. A. oscille ou plus exactement glisse d’un terme à l’autre et cette labilité amalgame des instances du sujet sexuel qui ne sont pas du même ordre. Sauf à appauvrir précisément le concept de genre, si par genre on entend un artefact culturel second et secondaire par rapport à virilité. Or, selon Noûs, c’est le genre qui idéologiquement exige une virilité masculine, expression à la limite du pléonasme… existerait-il dans ce micro/système lexical une virilité féminine ? Et d’ailleurs comment découpler – si l’on peut dire… – genre et virilité, à Mazan comme ailleurs, voire aujourd’hui viralité de la virilité. Il n’y a pas plus d’essence du genre [construction culturelle et historique] que d’ancrage biologique de la virilité. À moins de considérer l’homosexualité par exemple comme une perversion, innée ou acquise… C’est peut-être au contraire le refoulement même d’une inconsciente disposition homosexuelle qui ici agite et agit tout ou partie des co-accusés. Et dont la misère sexuelle est à la fois la cause et la conséquence du masculinisme en sa forme machiste la plus vulgaire, à tous les sens du terme.

Nôus pensons que dire des habitus patriarcaux [archaïques, religieux, courtois, romantiques, bourgeois, libertariens, néo-libéraux, etc.] qu’ils sont plus ou moins somatisés et en pratique plus ou moins effectivement machistes[5], c’est introduire une autre perspective sur les crimes sexuels et sexistes. C’est une perspective féministe sur le genre comme produit d’un système culturel tout entier [non réductible aux seules conduites sexuelles].

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Enfin, S. A. a possiblement raison quand elle évoque ce que Noûs pourrions en effet appeler l’in/femmie de tel homme « muré dans ses fantasmes » et qui, en conséquence, serait voué à transgresser les règles contemporaines de la transaction sexuelle entre partenaires. Mais, selon les analyses ébauchées ci-dessus, c’est le prix à payer aux assignations sexistes et identitaires du patriarcat, et non à la nature physiologique des individus. Cette « virilité civilisée et décente » que la philosophe appelle de ses vœux serait l’horizon désirable de toute relation entre partenaires sexuels. Cela sous-entend que la civilisation des mœurs et des corps serait une civilité sexuelle sinon amoureuse faite d’auto-contrôle, d’autodiscipline et idéalement d’intériorisation des normes devenues comme une seconde nature sociale [cf. Norbert Elias]. La difficulté théorique et pratique de cet idéal ainsi formulé est qu’il tend à considérer qu’il y aurait bel et bien des formes de ‘virilité’ qui seraient exemptes d’ensauvagement, des virilités de bon ton en quelque façon. On doute que la notion de « décence » que le Dictionnaire de l’Académie française définit comme synonyme de bienséance, et de pudeur, ou encore de respect des convenances et de retenue dans la conduite ou le maintien, puisse un jour ou une nuit être compatible avec une « virilité » conçue en substance par ce même Dictionnaire comme la puissance sexuelle et d’engendrement de l’homme adulte… Il n’est d’ailleurs pas vraiment indécent dans un débat intellectuel de faire observer que le mot décence est extrêmement connoté dans ses emplois historiques, religieux et plus encore peut-être sociaux.

. Une chambre à elle ?

En somme, cette tribune qui est sur la défensive dans le débat médiatique actuel[6] entend mener une contre-offensive théorique contre une version considérée comme idéologique du genre. Est-ce la loi du genre ? À vrai dire on observe ici un violent effacement… genré. La tribune de S.A ne s’intéresse pas plus avant à Gisèle Pélicot : le nom de cette dernière n’est pas cité une seule fois.Or, entre sordide et morbide, G. P. [comme d’autres] revient, elle, d’entre les mort.es et, en tant que mauvaise morte comme on dit en anthropologie. Si le viol est bien une mauvaise mort, G.P. vient demander compte – aujourd’hui publiquement et juridiquement[7] – d’une forme de mise à mort symbolique répétée, mort préméditée par d’autres, et pour elle mort soudaine, injuste, violente, solitaire, déritualisée, déshumanisée. Il y a bien eu mort(s) de femme.

NOÛS

La conception, discussion et rédaction de ce texte est due à Marie-Christine Vinson, Martine Vinson et Jean-Marie Privat, membres du Cha-U.


[1] Citation non attribuée.

[2] Toutes les citations entre guillemets renvoient au texte de S. Agacinski.

[3] On ne saurait faute de plus d’informations situer plus précisément dans la cartographie des hiérarchies professionnelles retraité, militaire, conseiller municipal ou même informaticien.

[4] Selon la Notice de Wikipédia, « l’esclavage sexuel consiste à amener par la contrainte des personnes non consentantes à diverses pratiques sexuelles (Noûs soulignons). Il peut se présenter sous la forme d’une relation à un seul maître, d’esclavage rituel souvent associé à des pratiques économiques, religieuses ou culturelles traditionnelles, d’esclavage à des fins principalement non sexuelles, mais où la sexualité est courante, ou enfin sous la forme de prostitution forcée ; il est considéré comme un des crimes contre l’humanité. »  

[5] Le concept de positionnement de genre fait l’hypothèse que les habitus sexués et sexuels – les habitus qui sexualisent voire érotisent les organes de la reproduction/fécondité – ne sauraient être ni homogènes ni constants dans leur histoire singulière et collective, ni donc en termes de statut, de place et de rôle dans la transaction symbolique avec soi-même, et dans les relations avec l’autre. C’est là faire (ou défaire) le genre. C’est le concept labile et monolithique de genre qui devient alors… fragile.

[6] La tribune de S.A. se situe dans un riche inter/discours médiatique sur le sujet. Sur les ‘viols de Mazan’ le seul journal Le Monde a publié en amont du 30 septembre 2024 les tribunes ou entretiens de Hélène Devynck (6 septembre), Noémie Renard (19 septembre), Camille Froidevaux-Metterie (id.) et Nathalie Heinich (26 septembre). D’autres suivront. À ce jour Christine Bard (2 octobre), Kathie Ebner-Landy (id.) et Irène Théry (id.).

[7] Et non sous la forme grimaçante, agressive et vengeresse, des mauvais.es mort.es d’autrefois. Rappelons simplement ici que l’anthropologie du symbolique distingue les mauvais.es mort.es dites définitives des mauvais.es mort.es provisoires.