Nos propositions

Féminisation des titres et des fonctions dans les formulaires administratifs de l’université de Lorraine

Commençons par un exemple récent des plus significatifs. Le document présentant les Conclusions finales du Groupe de travail Prévention, Harcèlement, Doctorat, dont les propositions ont été finalement adoptées par le Conseil d’administration de notre établissement le 14 décembre 2021, débute sur ces mots :

« Remarques préalables

– L’emploi du masculin

Dans ce document, le genre masculin est utilisé comme générique, dans le seul but de ne pas alourdir le texte. Les doctorants désignent donc les doctorantes et les doctorants ; il en va de même pour l’encadrant ou l’encadrante ou encore pour le directeur et la directrice de thèse, de laboratoire ou d’école doctorale. […] »

L’effet produit est d’autant plus malheureux qu’il s’agit d’un texte visant à combattre le harcèlement à l’université… à un moment où la ministre elle-même, dans son Plan national d’action 2021-2025 (« Une nouvelle étape dans la lutte contre les violences sexistes et sexuelles dans l’ESR »), n’hésite plus à féminiser titres et fonctions. C’est qu’en effet, en matière de violence symbolique faite aux femmes, ce choix linguistique est crucial : il revient à faire perdurer dans la langue la discrimination de sexe et prédispose structurellement au phénomène de harcèlement. C’est ce qu’une de nos collègues, linguiste, a tenté de signaler à plusieurs reprises, en son nom et celui de ses doctorantes, à l’administration de son École doctorale, au service des Ressources Humaines et au Chargé de mission Égalité, Diversité, Inclusion de notre établissement.

Nous reproduisons ici, avec l’accord de la collègue, le courrier de réponse, argumenté, qu’elle a adressé à ce dernier en octobre 2021.

« Chère Madame, 

Cette manière que je viens d’adopter pour m’adresser à vous vous a très certainement surpris. La réaction que vous avez dû avoir est néanmoins celle qui est la mienne, et celle des collègues femmes, lorsque l’institution nous demande de signer des papiers dont l’adresse unique est “Le directeur de thèse” ou “Le Président” (de la commission de recrutement, du jury de doctorat etc.).

C’est également exactement ce qui s’est produit lorsque Julien Aubert s’est adressé en janvier 2014 à Sandrine Mazetier, alors Présidente de l’Assemblée Nationale, par « Madame LE Président », de manière répétée, alors que tout le monde dans l’hémicycle, le reprenait. À la suite de quoi, Sandrine Mazetier l’a en effet remercié en lui disant : « Je vous remercie, Madame le député, vous étiez la dernière oratrice ». Ce qui a conduit Julien Aubert à déposer un fait personnel, tant il en a été choqué […]. Cette anecdote, amplement diffusée sur les réseaux sociaux, a beaucoup fait sourire. Pourtant, ce qui m’incite à vous la raconter ici, c’est la suite : 10 mois plus tard, en octobre 2014, Julien Aubert a recommencé, toujours face à Sandrine Mazetier. Et, cette fois-ci, il s’est vu sanctionné par un prélèvement de 1300 euros sur ses indemnités de député. Il y a donc des mesures légales, de justice, qui sanctionnent, en réalité, le non respect de la féminisation des noms de métiers, titres et fonctions.

Si « la directrice d’école » ne pose pas de problème, pourquoi « la directrice de thèse » devrait en poser ? Sinon dans une visée de discrimination de sexe, à l’égard des femmes exerçant au sein de l’Institution Université de Lorraine, cette fonction de direction ? Or, la discrimination répétée conduit à un phénomène de harcèlement… (je me permets de copier-coller ci-après quelques citations du site https://www.egalite-femmes-hommes.gouv.fr/dossiers/sexisme-pas-notre-genre/vos-droits/ rappelant ce que sont le sexisme, la discrimination de sexe, et le harcèlement qui en découle par inégalité de traitement). 

Si je vous fais, à mon tour, ce long courrier récapitulatif et explicatif, c’est parce que votre réponse – politique plus qu’efficace, si je puis me permettre – m’a rappelé la réponse d’une personne du service des RH de notre établissement sur la même question, en mai 2021 : « Concernant les documents qui doivent être proposés au féminin et au masculin nous en avons bien conscience, cela représente un travail important ce n’est pas seulement modifier nos documents mais c’est aussi les remplacer sur nos applications, une tâche qui viendrait s’ajouter à notre travail quotidien, c’est la raison pour laquelle cela n’a pas été fait. Mais en effet, il est bien prévu à la prochaine rentrée de modifier l’ensemble de nos documents. » ; mais cela m’a également rappelé mes demandes répétées sur le sujet aux différents services et administrations de l’UL qui m’ont demandé de remplir ces documents depuis plusieurs années où, ayant monté en grade, précisément, je me trouve, comme femme, exposée à cette discrimination récurrente : ne pas être reconnue « à ma place » dans l’exercice de mes fonctions, en raison d’une adresse qui ne tient jamais compte du fait que les personnes de mon sexe sont en capacité de l’assurer…  

Votre courrier m’a également rappelé la circulaire Fillon de 2012[1] à propos de la suppression de « Mademoiselle » et de tout autre forme autre que « nom de naissance » sur les formulaires administratifs. À ce sujet, je me permets de porter à nouveau votre attention sur le très problématique (et discriminant) « nom marital » présent sur le formulaire d’inscription en doctorat – pointé également dans mon premier courriel.

C’est donc bien de guerre lasse, et parce que cette question malgré son importance, est continuellement […] traitée comme secondaire (elle demande un travail, du temps, toutes les excuses sont forcément bonnes…) que je prends, à mon tour, le temps de le faire. À une époque où tout est informatisé, numérisé, je ne pense pas que la révision – qui devrait être annuelle à vrai dire, des formulaires administratifs prenne, dans chaque administration, tant de temps que cela. Et si ce temps pris est réel, il en vaut de toute façon la peine. 

Et je ne parle même pas, ici, d’écriture inclusive. C’est encore un autre sujet et le fait que les deux puissent être confondues […] en dit long sur la confusion des esprits en général. La question de la féminisation des noms de métiers, titres et fonctions est bien antérieure à la question de l’écriture inclusive, qui l’inclut en effet désormais, aussi (https://journals.openedition.org/corela/286).  La question de la féminisation des noms de métiers, titres et fonctions est nécessaire, requise, légalement car ne pas l’appliquer rentre dans le cadre des discriminations sexistes et de genre telles que définies par la loi. 

Ma réclamation, qui n’est pas personnelle, mais relève sur la modification d’un fait discriminant (de sexe) à portée sociale et systémique, constitue un minimum absolu. Pour l’écriture inclusive, qui semble terroriser l’institution (les femmes pourraient bien finir par prendre vraiment la place et les places qu’elles méritent, et occupent en réalité, de fait), je n’avais même pas songé à l’évoquer directement avec vous. Disons qu’on pouvait l’envisager ici juste pour éviter l’adresse genrée afin de ne s’attacher qu’à la fonction, seule chose qui intéresse vraiment l’administration lorsqu’il s’agit de signer : que la personne, quel que soit son sexe, signe le papier dès lors qu’elle en assume la fonction. En ce sens, je me permettais diplomatiquement de suggérer « la présidence » ou présidence/direction exercée par : +signature. Mais à vrai dire, indiquer « la directrice/le directeur » ; « la Présidente/le Président » pour obliger au moins un certain temps dans leur vie, les personnes de sexe masculin à devoir elles-aussi barrer la mention de ce qu’elles ne sont pas, semblerait tout à fait égalitaire.

Cette question n’est pas une question de détail. Elle est, au contraire, la première d’entre toutes, car elle modèle nos représentations sociales à travers le langage. Je suis linguiste, par choix, parce que nos paroles ont le pouvoir de modifier les représentations des personnes auxquelles nous nous adressons, et vice versa ; et que les mots que nous utilisons conditionnent les relations que nous construisons avec les autres. La résistance des institutions et de certaines personnes, leur peur à modifier leur langage, les formulations, en disent long sur leurs représentations et le modèle de société qu’ils et elles défendent. Elle est, sans aucun doute, en ce sens, politique.

Je me permets de joindre à ce courrier l’une de mes publications, qui est encore un fichier autrice, mais qui reprend la plupart des éléments que j’ai travaillés depuis 2007 autour de ces questions et vous permettra de comprendre plus aisément ce dont je parle :

https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-03088147/document et d’y trouver toutes les références utiles, en particulier, sur l’anecdote Mazetier-Aubert narrée ci-dessus. […]

Bonne journée,

Béatrice Fracchiolla

Professeure en sciences du langage

Université de Lorraine, Centre de Recherches sur les Médiations EA-3476
Délégation CNRS UMR 8238 (sept. 2020-août 2022)

Laboratoire d’études de Genre et Sexualité

Sites : 
http://crem.univ-lorraine.fr/fracchiolla-beatrice
https://cv.archives-ouvertes.fr/beatrice-fracchiolla

https://www.researchgate.net »

Le courrier s’achève par la mention d’une série de ressources, que l’on trouvera sur les sites ci-dessus indiqués, que l’université de Lorraine a donc à sa disposition facilement si elle souhaite approfondir le sujet et surtout passer à l’acte.

Le Cha-U ne peut que soutenir et relayer la démarche de Béatrice Fracchiolla : le collectif souhaite que l’UL se saisisse définitivement de la question et impose, d’ici la rentrée 2023, la féminisation des titres, fonctions et métiers dans l’ensemble de ses formulaires administratifs.


[1] Certes, une circulaire signée par la Premier Ministre François Fillon, en date du 21 février 2012, a été rédigée. Cette circulaire qui s’adresse aux Ministres et Préfets, concerne la « suppression des termes ‘‘Mademoiselle’’, ‘‘nom de jeune fille’’, ‘‘nom patronymique’’, ‘‘nom d’épouse’’ et ‘‘nom d’époux’’ des formulaires et correspondances des administrations ». Pourtant, la rédaction-même de cette circulaire laisse présager qu’elle ne sera pas la dernière. La circulaire se conclut ensuite par « Vous voudrez bien, en conséquence donner instruction aux services placés sous votre autorité d’éliminer autant que possible de leur formulaires et correspondances les termes… ». On applaudit d’abord le sens symbolique de cette circulaire. Mais si dans un second temps l’on s’attache à son sens réel, que dit-elle exactement ? Elle ne dit pas « vous veillerez à ce que les personnes sous votre autorité n’utilisent plus ces formules », mais enjoint « d’éliminer autant que possible » ces formules, qui restent donc « possibles » par l’aveu même de l’absence de volonté exhaustive contenue dans cette formulation. Cela est renforcé un peu plus loin par « Les formulaires déjà édités pourront néanmoins être utilisé jusqu’à épuisement des stocks »… On peut se demander, naïvement, si cet élément de phrase tient vraiment de l’argument économique en temps de crise… comment connaître en effet la quantité des stocks ? Cette circulaire connaîtra vraisemblablement le même sort que les autres qui l’ont précédées – ce qui renforce indirectement mon propos de mettre en évidence la valeur du symbolique comme induisant le réel. Ce texte, qui apparaît comme une concession plus que comme une injonction, invite donc à se demander finalement : à quand la prochaine circulaire ? En tant que chercheure et membre d’une société civile et politiquement démocratique, il ne me semble pas qu’il y ait de sujets requestionnant la définition des représentations et des identités sociales qui soit « petite ». On le voit par exemple avec l’exemple bien connu de la Chine où la valeur et le sens symbolique donnée à la naissance d’un garçon conduit parfois jusqu’à l’infanticide des bébés filles ou au rapt d’enfants de sexe masculin. Le territoire symbolique est un vrai territoire. La puissance du symbolique sur le réel demeure indéniable. » (voir Fracchiolla 2015, https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-03088147/document)