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Parution : Comment l’Université broie les jeunes chercheurs. Précarité, harcèlement, loi du silence d’Adèle B. Combes (Autrement, 2022)

Ce livre n’est pas le produit d’un travail de recherche en sociologie. L’Université étant réticente à s’autoanalyser, a fortiori à s’autocritiquer, il faut souvent compter sur les initiatives individuelles (ou collectives) de ses membres (ou ex-membres), étudiant·es et/ou personnels déterminé·es à faire la lumière sur ses zones d’ombre auto-instituées – en particulier en matière de harcèlement – pour que s’élaborent des états des lieux et que s’ébauchent des solutions.

À l’issue de sa thèse en neurobiologie (« trois années d’enfermement dans une pièce sans fenêtre de deux mètres sur deux à observer des rongeurs tourner en rond sans avoir l’autorisation de récupérer les jours de repos travaillés ni d’adapter mes horaires pour voir mon bébé »), Adèle B. Combes décide d’enquêter sur les conditions de travail des jeunes chercheur·ses en France. En octobre 2019, elle initie le projet « Vies de thèse » et, afin de disposer de données concrètes, lance un questionnaire en ligne auquel ont répondu 1877 doctorant·es (dont 1194 femmes), 50 % en sciences humaines et 50 % en sciences « dures ». De cette enquête, dont le livre qui vient de paraître reprend les résultats chiffrés en les assortissant d’extraits de témoignages et de trois grands récits immersifs retraçant la « vie de thèse » de doctorant·es ayant connu des conditions de travail particulièrement abusives, il ressort notamment que :

  • 89 % des doctorant·es déclarent avoir connu durant leur thèse une dégradation de leur santé mentale (33 % ont fait une dépression ou un burn-out) et 81% une dégradation de leur santé physique ;
  • 25 % des répondant·es ont subi une « situation à connotation sexuelle ou sexiste » (celles-ci allant de la remarque déplacée à la relation sexuelle non consentie en passant par les questions intimes ou le chantage sexuel) ;
  • 6 % ont été victimes de harcèlement sexuel au sens juridique du terme, étant entendu que les femmes et les personnes d’origine sociale défavorisée sont particulièrement à risque : 8 % des femmes ont été harcelées sexuellement durant leur doctorat contre 2 % des hommes (mais seules des femmes déclarent avoir subi un viol ou une tentative de viol) et 9 % des personnes d’origine populaire ou précaire ont vécu une telle situation contre 4 % des personnes aisées. A contrario, « aucun homme d’origine sociale favorisée n’a déclaré avoir été victime de harcèlement sexuel » (p. 98).
  • Quand il y a contact physique non désiré, le directeur de thèse est en cause dans 21 % des cas.
  • 20 % des répondant·es ont été victimes de harcèlement moral (dont 24 % de personnes d’origine sociale précaire, contre 13% de personnes plus favorisées).
  • 1 parent sur 3 a essuyé des critiques sur la vie parentale durant le doctorat (14 % de pères, 40 % de mères).
  • 1 répondant sur 2 a vécu au moins une situation de violence psychologique au cours de son doctorat (accompagnement inexistant, dénigrement, chantage, menaces, etc.).
  • 21 % des répondant·es déclarent avoir vu une autre personne s’approprier le mérite de leur travail de thèse.

Cet ouvrage, qui prend au sérieux la détresse des doctorant·es et aide à identifier les situations inacceptables, rend compte également du silence de l’institution et de l’impunité dont bénéficient celles et ceux qui abusent de leur pouvoir. Son autrice soulève des questions cruciales concernant l’absence de réponse des directions scientifiques des établissements en cas d’agression, les limites des CSI en matière de détection des situations de maltraitance (seul·es 17 % des doctorant·es ayant rencontré des problèmes ont osé en parler dans ce cadre, et pour 2/3 d’entre eux, cela n’a eu aucune conséquence) et, plus largement, le sexisme régnant dans les équipes de recherche, le respect du droit du travail dans les laboratoires et les normes implicites qui structurent le milieu de la recherche – que l’on intègre en apprenant que la souffrance au travail va de soi, précisément. Le livre se conclut sur 13 propositions dont celle, que le Cha-U examinera prochainement, d’instaurer « un dispositif national indépendant d’écoute et de signalement anonyme des discriminations et violences psychologiques et sexuelles dans la recherche, permettant la mise en place rapide d’enquêtes administratives ».

Adèle B. Combes, Comment l’Université broie les jeunes chercheurs. Précarité, harcèlement, loi du silence, Paris, Autrement, 2022.

Retrouvez Adèle B. Combes dans l’émission « La Grande Table » d’Olivia Gesbert, diffusée le 4 janvier 2022 sur France Culture : https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-idees/harcelement-precarite-universite-le-grand-gachis